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Nicolas Wild : de Kaboul à Mossoul, la BD au cœur des récits géopolitiques

Dans l’œuvre de Nicolas Wild semble se dégager un équilibre entre authenticité et humour, avec une focale qui se fait sur la vie d'un peuple, d'individus, parfois avec en prime un observateur européen. Rencontre avec un auteur qui ancre ses albums dans le réel, aux quatre coins du monde.

Comment construisez-vous vos récits ?

Nicolas Wild : Cela dépend des projets. Je pars de la géopolitique ou d’un fait de société, comme par exemple avec À la maison des femmes. Je me mets en scène quand c’est une autobiographie comme Kaboul Disco. Je fais du journalisme illustré comme dans À quoi pensent les Russes ? Et on ne me voit quasiment pas quand c'est l'histoire de quelqu'un d'autre qui n'a pas besoin d'être narrée par moi, comme pour Kaboul Requiem ou la BD que je fais en ce moment sur l’Irak.

Extrait de l'album

Extrait de la BD Reportage " À la maison des femmes " de Nicolas Wild (Delcourt, 2021), explorant le quotidien et les témoignages de femmes victimes de violences. © Delcourt - Nicolas Wild

Comment choisissez-vous vos sujets ?

N.W : Il y a ceux sur lesquels je tombe un peu par hasard : Kaboul Disco était à la base des chroniques du quotidien que je racontais à mes filles sur un blog, il y a 20 ans. C'était assez expérimental, à l'époque, c’est mon premier grand album ! Le blog était un peu fourre-tout : il y avait des vidéos, des dessins, des textes, et parfois des planches qu'on a retrouvé dans la BD. Et j’ai fait la BD sur le zoroastrisme en Iran à la suite d’un voyage avec des amies zoroastriennes, donc franco-iraniennes. Pendant ce voyage, je me suis dit qu'il y avait là un sujet qu'il fallait absolument traiter. Enfin, des gens m'ont contacté pour me proposer A la maison des femmes et A quoi pensent les Russes ? et j'ai accepté ces commandes.

Pour transmettre la dimension géopolitique, engagée, est-ce que parler d'individus, partager des anecdotes, des témoignages récoltés sur place est plus efficace pour toucher et convaincre ?

N.W : Je ne cherche pas forcément à convaincre de quoi que ce soit, j'essaie de restituer des expériences de vie. Et quand je raconte moi-même à la première personne, c'est un côté immersif, une façon de dire « Voilà qui je suis, voilà ce que j'ai vécu », de prendre le lecteur par la main et de dire « Viens avec moi, on va voyager ensemble ». Pour le choix des anecdotes racontées, j'essaie de faire un équilibre entre des choses très quotidiennes et presque anecdotiques et des thématiques plus sérieuses, mais en restant le plus lisible possible pour un public qui ne connaît pas le sujet. Donc c’est de la géopolitique « facile ». Mais je pense que le côté immersif rend la lecture plus abordable, avec le fait de mettre l'humour, les scènes, les personnages… bref, de faire du travail de bande dessinée !

Extrait de

Planche de " À quoi pensent les Russes ? " de Nicolas Wild (La Boîte à Bulles, 2023), immersion au cœur de la société russe contemporaine à travers portraits et rencontres. © La Boîte à Bulles - Nicolas Wild

Humour, témoignage et hasard

Oui, parce que l'humour, c'est aussi quand même votre marque de fabrique !

N.W : Comme je suis mon premier lecteur et que j'aime bien rigoler, j'ai besoin de me faire rire moi-même, surtout sur certains sujets qui sont très durs. C'est plus facile pour moi et pour le lecteur, je pense. Et c'est ma façon de raconter, ça vient naturellement.

Pensez-vous que ce type de d'approche aide aussi à lutter contre les préjugés ?

N.W : Oui ! Le type d'humour qui marche mieux, c'est l'autodérision. On se met en scène soi-même, on ne prend pas trop de risques. Ajouter de l'humour ou raconter ce qu'il y a de drôle dans le témoignage de quelqu'un d'autre, c'est plus délicat. Car il ne faut pas manquer de respect à la personne. Pour vouloir être drôle à tout prix, il ne faut pas risquer de porter préjudice à un témoignage, ni donner des informations erronées. Un livre comme A la Maison des Femmes, par exemple, est probablement le moins drôle, du fait du sujet.

Le sujet est plus lourd.

N.W : Oui, et le but, c'est vraiment de raconter une institution, la Maison des Femmes, avec des témoignages différents pour qu'on puisse essayer « d'épuiser le sujet » en quelque sorte et récolter tout ce qu'on peut : toutes les façons de traiter les violences faites aux femmes, quelles sont ces violences, et à chaque fois incarner une thématique avec un témoignage de femme. Donc j'ai passé beaucoup de temps là-bas. Je n'ai pas raconté tous les témoignages, mais j'ai gardé les plus forts et les plus « didactiques », entre guillemets.

Pour A quoi pensent les Russes ? j’ai encore procédé différemment : j'avais recruté une fixeuse, c’est-à-dire une interprète qui s'occupait de tout ce qui est logistique. Un mois à l'avance, on a commencé à travailler : j'avais fait une liste abstraite de personnages que je voulais rencontrer, puis elle m'a proposé des gens identifiés sur place. On voulait à la fois des gens à la ville, à la campagne, avec différents métiers : on a un avocat, un chanteur, des gens qui travaillent dans des usines, des gens qui sont opposés à Poutine, des gens qui n'ont pas d'opinion, des artistes LGBT de Saint-Pétersbourg…

On a croisé des paléontologues sur le Mont-Oural. il y a des gens qu'on a contactés à l'avance, d’autres qu'on a croisés par hasard, c'est un mélange, un équilibre, pour garder un peu le côté voyage, même si on a planifié au mieux. Je n’avais que deux semaines sur place, aussi je voulais vraiment utiliser chaque jour. Parce que dans Kaboul Disco, c'était sur deux ans, il n'y a pas eu de recherche. Le témoignage, c'est vraiment issu du quotidien. Il se passe quelque chose, tant mieux. Il ne se passe rien, j’attends !

Extrait de l'album

Planche extraite de " Kaboul Disco T.1 " de Nicolas Wild (La Boîte à Bulles, 2018), chronique autobiographique de son expérience en Afghanistan. © La Boîte à Bulles - Nicolas Wild

L’Amérique, l’Amérique

Parlons de votre expérience avec les USA…

N.W : J'ai vécu aux Etats-Unis aussi, et jusqu'en janvier je travaillais à mi-temps pour une agence américaine de développement, USAID. Je continuais à faire des animations, des dessins pour l'aide au développement en Afghanistan, avec les Américains. Mais USAID a été détruite par Donald Trump, donc tous les gens qui travaillaient dans l’humanitaire en Afghanistan ont perdu leur boulot du jour au lendemain. C'est problématique ! Et c'est un programme qui bénéficiait à 100 000 afghans. C'était l'aide au développement, à l'export de safran, de tapis, de cashmere, de produits afghans à haute valeur. Et ces programmes se sont arrêtés du jour au lendemain.

Combien de temps avez-vous travaillé pour eux ?

N.W : J'ai travaillé pour USAID en 2007. Et à partir de 2022, Ils m’ont recontacté avec un ami anglais en Afrique. Donc, de 2022 jusqu'à janvier 2025. J’ai fait pour eux des vidéos qui mélangent animation et images de synthèse. Et ce qui est intéressant, par exemple, c'est que quand on parle de la relation USA-Russie, on peut aussi parler de l'Afghanistan. Les dernières années où les Américains étaient présents en Afghanistan, les Russes aidaient les Talibans en leur fournissant des armes ; ce qui est assez cocasse, quand on sait le passif entre les deux ! Quand je suis arrivé en Russie, en 2022, il y avait le forum économique de Saint-Pétersbourg et Poutine avait incité les Talibans à y participer pour recréer des liens et aider le nouveau pouvoir en place !

L’Afghanistan des Talibans

Vous retourneriez en Afghanistan ?

N.W : Ma maman, elle ne veut pas ! (Rires) Bizarrement, c’est maintenant assez facile d’aller en Afghanistan quand on est étranger. J'ai des amis journalistes qui y vont de temps en temps. Depuis que les Talibans sont au pouvoir, ils ne font plus d'attentats contre les étrangers, car ils ont besoin de l'argent des organisations internationales. C'est donc moins risqué pour les journalistes. En 2020-2022, ils étaient même en phase de séduction. Par contre, Daesh, qui est présent en Afghanistan, fait des attentats parce qu'ils trouvent que les Talibans ne sont pas assez intégristes.

Les Talibans ne s'intéressent qu’à leur pays, à l'Afghanistan, alors que Daesh a un programme de califat mondial. Donc, ils se sont implantés aussi un peu au Tadjikistan… On n'en parle pas beaucoup en ce moment, mais il y a eu un attentat à Moscou il y a un an et demi, peut-être par une branche de Daesh qui vient justement de la région. Mais les Russes ont accusé l'Ukraine, en fait ! Pour l'instant c'est en stand-by. Daesh, on ne les entend plus trop, mais ils sont toujours présents en Irak, un peu partout, ils pourraient eux aussi revenir au pouvoir et reprendre le contrôle.

Par rapport à l'Afghanistan, il y a un autre sujet que j'avais fait qui est peut-être plus actuel, c'est Kaboul Requiem qui raconte un peu les détails. Il est malheureusement beaucoup plus actuel aujourd'hui que quand il est sorti en 2018 car on y retrouve le sort des femmes, l'éducation… tout ce qui est aujourd’hui problématique : les tortures, la lapidation, tout ça.

Extrait de l'album

Extrait de la bande dessinée " Kaboul Requiem " de Nicolas Wild (La Boîte à Bulles, 2018), témoignage dessiné sur l’Afghanistan et la condition des femmes sous les Talibans © La Boîte à Bulles - Nicolas Wild

Entre BD et journalisme

Vous êtes invité cet été au Cabaret Vert, festival engagé. Vous y étiez déjà allé ?

N.W: Non, c'est la première fois, ça a l'air vraiment chouette. J'aime bien les festivals qui ne sont pas forcément que BD. Il y a des festivals thématiques qui sont très bien. Par exemple, à Saint-Dié-des-Vosges, il y a le Salon de la Géographie qui rassemble différentes professions avec un rapport avec la géographie. C'est le plus grand salon de géographie en France, sur quatre jours. Il y a plein d'expos, de débats. Il y a aussi Bayeux, le festival des reporters de guerre, qui est très bien. Chaque année, ils invitent deux ou trois auteurs de BD qui ont un lien avec leur métier ou avec le reportage.

Le Cabaret Vert s’intéresse entre autres aux auteurs engagés. Comment vous situez-vous dans la grande famille des auteurs de BD ? Comme un auteur de BD-reporter à la Guy de Lisle, ou alors un auteur de BD engagé… ?

N.W : J'aime bien ne pas savoir exactement où je suis. J'ai quasiment autant d'amis auteurs de BD que d'amis journalistes. C'est vrai que maintenant les liens entre les deux sont très forts. Il y a beaucoup de BD-reportages. Je croise parfois des journalistes qui travaillent avec des auteurs de BD, des auteurs de BD qui font du journalisme… Il y a un terrain commun. C'est assez passionnant.

J'avais aussi fait deux documentaires pour Arte. Avec un ami anglais dont j'ai parlé avant, Martin Middlebrook. On a fait un reportage en Israël sur l'eau, en 2022. On parlait de l'eau dans tous ses états entre Israël et Palestine : qui la possède, qu'est-ce qu'on en fait… C'était un documentaire peut-être plus engagé dans la mesure où on dénonçait le fait que l'Israël prend la plupart de l'eau des Palestiniens.

Mais dans l'ensemble, « engagé » n’est pas un terme que j’utilise pour mes livres. Dans À la Maison des Femmes, j'avais vraiment envie de faire connaître le lieu le mieux possible. C'est de la propagande positive pour ce genre d'organisation. Après, sur Kaboul Disco, j'étais plutôt « dégagé », en fait. Sur le terrain, on était engagé par des ONG ou par le gouvernement américain pour développer la démocratie. C'était un engagement concret, mais pas personnel. C'était un métier.

Extrait de l'album

Nouvelle planche de " À la maison des femmes "de Nicolas Wild (Delcourt, 2021), récit illustré sur la lutte contre les violences faites aux femmes. © Delcourt - Nicolas Wild

Un parfum d’Irak

Pour finir, pouvez-vous-nous parler de votre projet qui se passe en Irak ?

N.W : C'est un projet que je fais avec 12 journalistes, français, kurdes, irakiens et belges, qui ont vécu en Irak entre 2015 et 2018. A la fois, on raconte leur vie (il y a notamment 3-4 personnes qui ont eu un parcours assez fou) et les événements qui ont eu lieu dans le nord de l'Irak, dont le siège de Mossoul, à l'époque où la ville était aux mains de Daech et où la coalition internationale tentait de la reprendre. Donc on raconte le siège étape par étape. Chacun des journalistes a été à des moments différents à des endroits différents. Donc on prend tout ce qu'ils ont écrit et on peut avoir une sorte de chronologie. On va jusqu'à l'indépendance du Kurdistan irakien qui a échoué et qui a relancé une guerre entre Kurdes et Irakiens. C'est deux événements historiques. Ce n’est plus vraiment du reportage d'actualité, c'est de la reconstitution historique.

La plupart des journalistes, Je les ai croisés à Bayeux, par exemple. Le plus jeune, Wilson Fache, a été en Afghanistan, en Irak, en Ukraine… Il y a aussi Samuel Forey, qui est correspondant pour Le Monde à Jérusalem… Il y a plein de gens ! Là, c'est un peu plus compliqué parce qu'il y a beaucoup de matière. Ils ont tous donné les articles qu'ils ont écrits, les reportages. Donc il y a 25 chapitres, une action assez facile à écrire, une action plus complexe... A chaque fois, je mélange les points de vue.
Ce qu’il y a de bien, c’est que les relecteurs font du fact checking, également. Il y en a deux-trois qui sont vraiment tâtillons : l'ordre, la chronologie, les scènes… Mais ça va pour l'instant, je n'ai pas eu trop de lecteurs fâchés ! « Vous avez fait une faute d'orthographe au deuxième prénom de la veuve du dirigeant soviétique ! » « Aaaah !!! » Dans A quoi pensent les Russes ? je parle la fête de la victoire contre l’Allemagne des Nazis. Et les Russes, ils la fêtent le 9 mai (et non pas le 8), à cause du décalage horaire. Il y a plusieurs de mes lecteurs qui ont dit : « Ah, il s'est trompé, ce n’est pas le 9 mai, c'est le 8 mai !». Ce genre de choses…

La communauté irakienne en France vous lira sûrement attentivement…

N.W : Je suis quand même allé trois semaines en Irak en 2022, avec deux des journalistes du projet ; et c'est drôle, il y avait Brigitte Findakly qui était là aussi ! Par hasard, avant de partir, je la croise en festival et je lui dis « Je vais à Mossoul ! ». Elle me répond « Oh, moi aussi ! » On avait par hasard prévu d'y aller le même mois ! On s'est donc retrouvés à Mossoul, il y avait aussi sa fille, on a loué un Airbnb tous les quatre.

Brigitte est née à Mossoul, qu’elle avait quittée en 1975 ; elle n'était pas revenue depuis. (Il faut lire Les coquelicots d’Irak, un petit livre qu'elle a fait avec Lewis Trondheim, qui raconte son enfance à Mossoul.) Elle parle arabe et elle a retrouvé des amis du CM2 ! C'était absolument fou ! Elle a retrouvé sa maison d'enfance, qui avait été squattée par Daesh ; il y avait des inscriptions à la peinture sur les murs de sa chambre. Pour elle, c'était hyper émouvant. Là, c'était en mars 2022, et Mossoul à l’époque, était encore bien détruite. C’était avant les travaux de reconstruction de la ville par l'UNESCO.

Quand pourrons-nous découvrir le fruit de votre travail sur l’Irak ?

N.W : Ce sera a priori publié en avril 2026, chez Delcourt. Ça dépend de ma capacité à passer en mode moine ! Car ces derniers mois, j'étais un peu dissipé : j'ai fait d'autres choses à côté. Mais comme j’ai perdu mon boulot pour USAID, cela me donne plus de temps pour finir la BD !

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